Mobilités, reconversion, adaptation Economique du territoire du Bas-Oisans

01/12/2016 00:00

Mobilités, reconversion, adaptation: trajectoires comparées de territoires alpins désindustrialisés (Bas-Oisans, Maurienne, Haute-Durance)

Auteur : Cécile Combal,  Doctorante LARHRA - ARC 7, Université Pierre-Mendès-France

Cet article est issu des premiers travaux réalisés dans le cadre de la thèse LARHRA ARC 7 du même nom démarrée en octobre 2013.

            Les décennies 1970-1980 marquent un tournant dans le phénomène de mutation des économies d'Europe de l'Ouest. Au delà des chocs pétroliers, l'informatisation de la production, la financiarisation de nos économies et la réorganisation des activités à l'échelle mondiale impactent durablement les bassins productifs. Les territoires se désindustrialisent et les zones montagnardes ne sont pas épargnées par le phénomène. Plusieurs travaux ont montrés les conséquences immédiates et désastreuses des fermetures d'usines pour les bassins touchés. Le ralentissement de toute l’économie locale, la désertification et la montée du chômage structurel s'accompagnent d'une perte de repères pour la société humaine désindustrialisée, aboutissant à la destruction de l'identité collective locale. On constate aujourd'hui, quelques quarante ans après, le développement de stratégies diverses de la part des territoires en réaction au départ des entreprises qu'ils accueillaient. En prolongement des travaux existants, il est intéressant de se pencher sur l'origine de cette diversité, et donc, de considérer la désindustrialisation et ses conséquences dans la longue durée. Les transformations qui s'opèrent à l’échelle de la société locale s'inscrivent alors dans un phénomène cyclique de mutations du territoire. Les cas des anciennes sociétés usinières Péchiney dans le massif alpin en sont un bon exemple. Les vallées à forts potentiels hydroélectriques, notamment dans les Alpes du Nord, ont attiré dès la fin XIXe les usines électrométallurgiques et électrochimiques gourmandes en énergie. Ce phénomène implique une conversion des territoires accueillant le complexe productif. Jusqu'alors régis par une organisation montagnarde traditionnelle, ils rencontrent la grande industrie. Moins d'un siècle plus tard, les usines quittent les vallées alpines désormais handicapées par ce même relief qui avait fait leur intérêt hier. Une nouvelle mutation s'engage et pose la question du devenir des sociétés humaines concernées. Dès lors, les stratégies subies ou développées par ces territoires se diversifient. La comparaison dans le temps long du parcours de trois communes ayant accueilli l'industriel Péchiney, Livet-et-Gavet, Saint-Jean-de-Maurienne et l'Argentière-la-Bessée, permet de saisir certains éléments à l'origine de cette disjonction de parcours. Elle s'appuie pour cela sur l'étude de l'évolution urbanistique au XXe et au XIXe siècle de ces trois territoires de l'aluminium.

Une organisation traditionnelle.

            Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les sociétés montagnardes connaissent une organisation traditionnelle: "prédominance de l’agro pastoralisme, fréquence de la pluri-activité appuyée sur des activités artisanales ou manufacturières diverses (métallurgie, textile...) et des migrations saisonnières"[1]. Les mines, le textile et bien d'autres activités proto-industrielles[2] issues ou précédant de la première révolution industrielle, côtoient ainsi le travail agricole montagnard. A Livet-et-Gavet, la Société des hauts fourneaux et aciéries de Rioupéroux, du nom du lieu-dit où elle se trouve, s'installe en 1824. Elle est remplacée par une usine de pâte à papier en 1864. Celle-ci emploie environ 400 personnes au début du XXe siècle. Dans le cas de l'Argentière-La Bessée, la toponymie de la commune renvoie directement à une exploitation ancienne du sous-sol. Au XIXe siècle, l'activité se transforme avec les nouvelles possibilités technologiques offertes par la révolution industrielle. L'exploitation minière se dote de 10km de galeries et d'une usine en fond de gorges. Les mines du Fournel emploient alors 500 personnes environ. A Saint-Jean-de-Maurienne[3], l'activité est aussi minière mais dans des proportions moindres: "Si, depuis le milieu du XIXe siècle, on avait attaqué les veines d'anthracite dispersées le long des versants, la difficulté de l'exploitation en retardait les progrès"[4]. Dans le cas de l'Argentière-La Bessée et Livet-et-Gavet, l'habitat connait aussi certaines similitudes. Il se situe principalement sur les pentes protégeant des crues et offrant un meilleur ensoleillement. Les champs s'étagent eux aussi sur les flans des vallées alors que les pâtures sont plutôt en altitude. Malgré ces caractéristiques communes, l'Argentière-La Bessée est plus proche de Saint-Jean-de-Maurienne (implantée en fond de vallée) en terme d'attractivité économique et politique sur les territoires environnants. Livet-et-Gavet est plus à la marge et ne représente pas un pôle d'influence local. Dans tous les cas, les productions de ces territoires sont destinées soit aux locaux, soit à l'exportation hors du l'espace alpin, voire à l'international. Elles bénéficient ici de la mobilité alpine qui s'applique tant aux hommes qu'aux marchandises ; le colportage et les migrations saisonnières, voire lointaines et définitives, rythmant la vie des vallées[5]. Cette mobilité très ancienne a d'ailleurs permis aux Alpes d'accueillir des vagues de populations aux origines diverses, contribuant à sa pluralité. L'«économie des pays alpins n’est pas repliée sur ses terroirs, close sur elle même, elle vit de la migration et elle est, depuis le XVème siècle, bien insérée dans l’espace marchand européen»[6].

A ces traits communs s'ajoute la caractéristique de "lieux de passages". Saint-Jean-de-Maurienne se situe en Savoie, au coeur d'une des principales vallées donnant sur l'Italie. Livet-et-Gavet est plus au sud, en Isère. Logée dans les contreforts du massif alpin, la commune est le lieu de passage incontournable entre Grenoble et le col du Lautaret. Enfin l'Argentière-La Bessée est située au cœur des Alpes cristallines dans le département des Hautes-Alpes, entre le Briançonnais et les plaines de la Provence. Ces caractéristiques communes recouvrent une grande diversité à l'échelle des territoires. Séparées par les monts, les sociétés montagnardes ne dépendent pas des mêmes bassins économiques et des mêmes flux migratoires. Saint-Jean-de-Maurienne est tournée vers Chambéry et Alberville; alors que l'Argentière-La Bessée regarde la Méditerranée et Marseille; et Livet-et-Gavet, la ville de Grenoble et la vallée du Rhône. De même, les cultures locales, bien que toutes trois montagnardes, sont donc plurielles.

 

L'arrivée de l'aluminium.

Nous l'avons vu, la première révolution industrielle vient bouleverser les organisations alpines traditionnelles. Elle "déstabilise profondément les équilibres économiques antérieurs et, même si des capacités d’adaptation très diverses ont pu être développées, elle s’accompagne globalement d’une rétractation des activités et du peuplement, au profit de la plaine et des villes» [7]. Cette révolution industrielle, engendrée par des évolutions technologiques venues d'Outre-Manche, concerne principalement le nord de la France et ses bassins houillers. Mais à la fin du XIXème, la seconde révolution industrielle, va à l'inverse se saisir des espaces montagnards et en particulier du massif alpin. Les industries anciennes se voient modernisées. De nouvelles techniques d'utilisation de la force des chutes d'eaux et des torrents transforment les Alpes en un lieu privilégié pour la production de l'énergie hydroélectrique. Puisque le courant ne se transporte que très mal, les nouvelles activités gourmandes en électricité s'implantent dans les vallées. Les entreprises productrices d'aluminium se lancent à la conquête des territoires aux plus fortes capacités énergétiques. La grande industrie conquière les massifs.

Ce passage d'une activité économique à une autre dénote pour ces sociétés d'une forte capacité d'adaptation. A chaque fois, l'économie, la population et les paysages sont profondément modifiés. Le bâtit se voue exclusivement à l'activité nouvelle et devient typique des sociétés usinières montagnardes. En premier lieu, c'est l'usine qui s'implante en fond de vallée. L'aluminium nécessitant un dispositif de transport important, les communes sont reliées aux réseaux ferrés. De même, la présence de la centrale alimentant l'usine permet l'électrification de la commune. Puisque cette activité s'implante souvent sur des sites connaissant déjà une industrie montagnarde traditionnelle, elle peut facilement solliciter le bassin de main-d'oeuvre existant. Mais ce potentiel disponible sur place est loin de répondre aux attentes des nouveaux entrepreneurs. Ainsi, au cours du XXe siècle, les usines attirent tant les paysans, que de nombreux ouvriers extérieurs aux massifs, dont beaucoup sont issus d'au-delà des frontières nationales. De même, l'encadrement est recruté en dehors de l'arc alpin. Cet ensemble d'individus se retrouvent à l'usine, lieu qui devient l'épicentre de ces sociétés humaines. Petit à petit la construction de logements et la mise en place de la politique sociale d'entreprise déplacent le centre de gravité des activités vers ce fond de vallée jusqu'alors inoccupé. Ainsi, "les réalisations sociales sont la première arme employée pour attacher malgré tout un noyau de main-d'oeuvre qualifiée formée sur le tas, à l'entreprise, en premier lieu en organisant le logement"[8]. Les salaires sont également revalorisés et un ensemble de services est mis à la disposition des employés (en matière de santé, d'éducation, de loisirs, etc). Cette politique sociale d'entreprise se développe au début du XXème siècle en réponse à la période d'"autonomie"[9] du secteur de l'aluminium: autonomie pour l'entreprise qui ne connait alors qu'une législation très légère en matière de droit du travail, et autonomie des employés et des ouvriers qui peuvent facilement passer d'une usine à une autre, ou de l'emploi usinier à l'emploi agricole. Les locaux nombreux à être encore pluri-actifs au début du XXe peuvent quitter l'usine quand le travail des champs le nécessite. Il est aussi fréquent qu'ils aient plusieurs usines à proximité de leur domicile, permettant de travailler pour le plus offrant. Les immigrés sont tout aussi mobiles. Ils dépendent de réseaux spécifiques, soit organisés par l'entreprise, soit issus de la re-configuration des flux migratoires traditionnels. La concurrence entre les industriels en terme d'offre d'emplois est donc forte à cette époque; d'où la nécessité de fixer la main-d'oeuvre et de créer un sentiment d'appartenance à l'entreprise. Cette politique s'accompagne rapidement d'une vision de ce que doit être la société usinière locale. Elle s'encre dans un "paternaliste moderne" ou l'entreprise pourvoit aux besoins de ses ouvriers et encadre leurs quotidiens. Cette structuration de la vie sociale autour de l'entreprise trouve ses origines au XIXème siècle. Au XXème siècle, le contexte mondial tant économique que politique fait évoluer cette organisation. Si "le premier paternalisme était une réponse à l'urgence économique, celui qui prend son essor avant la guerre et s'épanouira dans les années 1920 est une réponse à l'urgence sociale."[10].

Le site industriel de Rioupéroux en 1951 issu des fonds iconographiques de l'Institut d'histoire de l'Aluminium (IHA, FI001_0659)

Le site industriel de Rioupéroux en 1951 issu des fonds iconographiques de l'Institut d'histoire de l'Aluminium (IHA, FI001_0659)

La société locale se répartie désormais entre "les péchiney" et "les autres"; alors que la division interne à l'entreprise basée sur la nationalité et le statut hiérarchique sort des murs de l'usine et impacte l'ensemble des pratiques sociabilisantes (loisirs, sorties, pratiques associatives, etc) jusqu'à régir l'urbanisme et l'architecture des nouvelles constructions. C'est la naissance des sociétés usinières jumelles dont la physionomie et les pratiques montagnardes sont homogénéisées par le groupe industriel.

-Le site industriel de Rioupéroux en 1951 issu des fonds iconographiques de l'Institut d'histoire de l'Aluminium (IHA, FI001_0655)

-Le site industriel de Rioupéroux en 1951 issu des fonds iconographiques de l'Institut d'histoire de l'Aluminium (IHA, FI001_0655)

Cette homogénéisation connait les limites que lui impose les territoires et leurs particularismes. Dans le cas de Saint-Jean-de-Maurienne, l'impact de Péchiney dépasse largement les frontières communales. Cette vallée qui a vu naitre aluminium lui est toute entière vouée avec six usines productrices en 1909 réparties le long de l'Arc jusqu'à Modane. La société usinière couvre donc plusieurs communes, faisant de Péchiney l'acteur privé le plus influent de l'économie locale, et l'aluminium la raison d'être de la société mauriennaise. A Livet-et-Gavet, au contraire, Péchiney et son prédécesseur AFC côtoie trois autres entreprises dont la SKL (Société Keller et Leleux) spécialisée dans l'hydroélectricité. Cette dernière cherche aussi à fidéliser sa main-d'oeuvre par différentes oeuvres sociales, rentrant en compétition avec le groupe. La prépondérance de l'aluminium et le sentiment fort d'appartenance qui existent à Rioupéroux, lieu-dit qui accueille l'usine Péchiney, apparaissent ainsi dilués à l'échelle communale, en particulier face à l'impact du producteur d'électricité SKL. A l'Argentière-La Bessée, la situation est intermédiaire. Péchiney est le seul industriel sur le territoire communal à partir de l'entre-deux guerre. Bien qu'il existe une autre usine électro-métallurgique à la Roche-de-Rame, commune limitrophe, sa concurrence est toute relative. Fortement marqué par la production d'aluminium et la culture qui lui est associée, le territoire argentiérois s'avère être le seul de la vallée à connaitre une politique sociale d'entreprise de cette ampleur, et donc à donner naissance à une véritable société usinière.[11]

La reconversion de l'activité productive engendre une transformation de Saint-Jean-de-Maurienne, de Livet-et-Gavet et de l'Argentière-La Bessée. Ces communes deviennent des sites électrométallurgiques et électrochimiques réclamant une main-d'oeuvre importante et dont la nature du travail, sa structure et la production sont désormais strictement rationalisées par l'évolution des progrès techniques. Les sociétés deviennent usinières et l'identité locale ouvrière. Loin de disparaître, l'organisation traditionnelle s'adapte à ces mutations. La pluri-activité, les migrations, le travail de la terre et l'industrie rurale qui rythmaient le quotidien se reconfigurent afin de répondre aux besoins nouveaux des hommes et des entreprises. "L'univers humain des bassins industriels est celui d'une société hybride (…) partout s'entrelacent caractères campagnards et caractères urbains. Ce sont d'abord des lieux de paradoxes et de contradictions: la tradition cohabite avec la modernité, la déférence n'empêche pas la révolte, la culture ouvrière n'est pas l'antithèse de la culture paysanne traditionnelle."[12]. Cette "symbiose" entre le territoire et l'entreprise au travers de l'usine se développe au fil des décennies jusqu'à ce qu'une nouvelle mutation s'engage: la désindustrialisation.

 

Le départ de l'usine.

            En 1982, le plan de restructuration de Péchiney prévoit de concentrer l'activité sur l'usine des Plans, à Saint-Jean-de-Maurienne. Les autres sites Péchiney sont peu à peu abandonnés. Le long de l'Arc, les usines de La Praz, de La Saussaz et de Prémont sont fermées respectivement en 1983, 1984 et 1991. Bien que l'aluminium soit toujours présent en Maurienne, la vallée se désindustrialise. Le site de l'Argentière, quant à lui, stoppe ses cuves en 1985; celui de Rioupéroux en 1991. A chaque fois, l'ensemble des activités de la vallée subissent l'impact économique de la fermeture. Le système usinier cloisonné et auto-suffisant fournissant travail, services, loisirs et avenir s’effondre. Le chômage s'installe et l'avenir devient incertain. "Le déclin industriel se traduit à l'échelon local, par deux conséquences: La stagnation des effectifs de population et la montée du chômage structurel. Ces deux symptômes de malaise socio-économique masquent un bouleversement plus profond, la liquidation d'un type de société, avec ses valeurs et sa culture".[13] Les codes et les mœurs de références n'ont plus lieu d'être. L'émigration s'accroit dangereusement, rendant la société locale de moins en moins ouvrière. Toute forme de repère semble disparaître.

Ces mutations profondes et douloureuses de l'ensemble de la société locale apparaissent, à ce stade des recherches, comme des phénomènes circonscrits dans le temps mais aussi inscrits dans la longue durée. Le départ de l'aluminium devient alors un éléments pivot, déclencheur, qui symbolise autant qu'il entérine un phénomène de désindustrialisation souvent plus large[14]. Cette réorganisation de l'ensemble de la société induit une forte différentiation entre les anciens territoires Péchiney. Aujourd'hui, Saint-Jean-de-Maurienne connait une certaine stabilité de ces effectifs démographiques, contrairement à la plupart des autres communes de Maurienne. Les conséquences néfaste de la désindustrialisation à l'échelle communale apparaissent endiguées par le développement touristique et le maintien de la production d'aluminium avec l'usine des Plans. L'économie s'est donc diversifiée tout en reposant toujours en grande partie sur le secteur secondaire. Livet-et-Gavet est plus en difficulté. Son économie repose toujours principalement sur l'industrie. La crise qui frappe ce secteur depuis plus de quarante ans a peu à peu vidé la commune de sa population usinière. Le projet d 'investissement d'EDF dans la rénovation du parc hydro-électrique de la vallée à l'oeuvre aujourd'hui oriente ce territoire vers une nouvelle dynamique basée sur le rapport à la nature, sans pour autant lui offrir de perspective véritable cohérente. Enfin, le territoire argentièrois brusquement désindustrialisé, à quant à lui entrepris une reconversion touristique centrée sur le sport et la nature mais aussi sur le patrimoine industriel.

L'étude de ces différentes stratégies, subies ou développées par les communes face au recul de l'industrie a donc aboutit a une première ébauche de typologie de leur champs d'actions: le maintient de l'industrie, la reconversion par le tourisme de nature, et le rapport au passé industriel. Vis-à-vis du maintien de l'industrie, les sociétés locales n’acceptent pas ces départs sans réagir. Les combats engagés n'ont pas la même intensité partout, mais ils ont un point commun: "la défense du droit au travail, à la dignité du travailleur plus précisément. (…) il s'agit de défendre son identité, sa dignité, aussi bien que 'son' entreprise, sa communauté". Ces combats s'accompagnent de tentatives plus ou moins bien réussies de maintient de la production industrielle. Si la commune de Saint-Jean-de-Maurienne connait la dernière usine d'aluminium en activité dans les Alpes, la vallée s'est fortement désindustrialisée,. L'usine des Plans a elle même subi plusieurs crises ces dernières années. La dernière en date a abouti à son "rachat" in-extrémis au cours de l'été 2013 par l'industriel Trimet. La production semble aujourd'hui pérennisée dans une certaine mesure. A Livet-et-Gavet, la fermeture de trois des quatre sites industriels que comptait la commune a provoqué un net déclin des effectifs. Malgré tout, l'économie locale repose toujours sur le secteur secondaire. L'entreprise Ferropem, située au lieu-dit des Clavaux, fournit la majorité des emplois salariés à l'échelle communale. Le reste de la population salariée, presque les trois-quart du total, émigre quotidiennement pour aller travailler. Ajoutons l'impact immédiat, mais finalement limité en terme d'emplois, du chantier Romanche-Gavet d'EDF. Il vise à remplacer les six centrales hydroélectriques actuelles par une unique centrale souterraine. A l'Argentière-La Bessée enfin, l'installation des Aciéries de Provence est négociée lors du départ de Péchiney. Mais le territoire ne semble plus en capacité d'accueillir l'industrie lourde, et les aciéries ferment leurs portes en 2013. Cette rapide comparaison met en avant trois situations distinctes: dans le premier cas, la production d'aluminium se maintient malgré une désindustrialisation à l'échelle de la vallée; dans le second, la production s'est arrêté mais l'activité industrielle soutienne toujours l'économie communale aujourd'hui; enfin pour le troisième, l'industrie dite "lourde" est en passe de disparaitre.

Ces tentatives de maintien des lieux de production s'accompagnent de projets résolument tournés vers le nouveau secteur d'activité de l'arc alpin, le tertiaire. L'industrie électrométallurgique et électrochimique a laissé place à l'industrie touristique hivernale puis estivale dans l'ensemble du massif. Cette nouvelle dynamique économique est axée sur la nature et le sport. Le site internet de la mairie de Saint-Jean-de-Maurienne en offre un exemple: "Passage obligé entre la France et l’Italie, au pied des plus grands cols alpins, du domaine des Sybelles et du parc de la Vanoise, Saint-Jean-de-Maurienne possède plus d'un atout pour séduire les amateurs de nature et de sport. Passage des courses cyclistes les plus connues comme le Tour de France ou le Critérium du Dauphiné Libéré, c'est un point de départ privilégié pour rejoindre les cols de la Croix-de-Fer, du Télégraphe, du Galibier, du Glandon, et de la Madeleine, ce qui est affirmé par son slogan "capitale mondiale des cyclo-grimpeurs"."[15]. Dans le cas de l'Argentière-La Bessée, l'ancien conservateur du patrimoine écrit également en 2007 au sujet de la reconversion de la commune: "Des professionnels de la montagne et du tourisme sportif se sont installés. Le développement des nombreuses activités de loisirs liées à l’eau comme l’eau-vive dont le stade est de dimension internationale, le canyonning, ou l’escalade de cascade de glace en hiver. Un rapprochement a été démarré avec le Parc National des Ecrins pour encourager la randonnée, l’escalade sur roche, la pratique du VTT ...."[16]. A Livet-et-Gavet, le chantier EDF doit permettre de "naturaliser" le site: "Un scénario principal (…) privilégie la requalification naturelle des sites, inscrivant la vallée de la Romanche comme une porte d’entrée naturelle au massif de l’Oisans. Il préconise notamment l’effacement des friches industrielles trop visibles pour redonner le caractère naturel montagnard à la vallée, la valorisation des richesses des espaces naturels existants et la préservation des patrimoines essentiels de la vallée."[17] Cette nouvelle activité économique qu'est le tourisme de nature, largement adoptée à l'échelle des trois territoires, entre ici en "tension" avec une autre facette des stratégies développées suite au départ de l'usine, le rapport au patrimoine industriel.

A ce niveau, les trois communes n'ont pas adopté le même positionnement. En Romanche, vallée ayant vécue une lente désindustrialisation de son territoire, seul le passé hydro-électrique a accédé à une certaine reconnaissance patrimoniale, mais cette dernière a peu d'encrage à l'échelle locale. "L'effacement des friches"qui semble être privilégié aujourd'hui est d'autant plus symbolique du peu d'intérêt que rencontre cette question mémorielle face aux problématique de désertification et de paupérisation. A Saint-Jean-de-Maurienne, vallée de l'aluminium par excellence, et où l'on produit toujours de l'aluminium, le travail actif d'anciens ouvriers au travers de l'AMMA (Association du Musée Mauriennais de l'Aluminium) a aboutit à l'ouverture de "L'Espace Alu" à Saint-Michèle-de-Maurienne. Ce musée dynamise la vallée au travers de diverses actions dans et hors de ses murs mais reste le seul vecteur significatif de cette mémoire. L'engagement politique des élus est ici encore assez limité. A l'Argentière-La Bessée à l'inverse, le politique se saisi de la mémoire et l'utilise. Le départ de Péchiney correspond à une rupture brutale, la commune se retrouvant privée de sa principale activité économique et industrielle. Le patrimoine industriel devient alors un levier de la reconversion locale. Il permet d'offrir des activités atypiques à la clientèle touristique, mais aussi et peut être surtout, il participe à l'acceptation collective de la désindustrialisation. Le bref survol de ces trois parcours nous montre en quoi les traces du passé industriel peuvent être envisagés comme des outils ou comme des éléments handicapants de la nécessaire reconversion. En lien direct avec le développement d'une mémoire de l'aluminium et plus largement d'une mémoire industrielle, la gestion du patrimoine par les politiques et la société civile est symptomatique des particularités de la désindustrialisation subie par chacune des sociétés usinières.

            Pour conclure, l'étude en cours sur ces trois territoires met en relief l’intérêt de travailler, sur le temps long, l'impact des désindustrialisations à l'échelle locale. La comparaison des évolutions urbanistiques de Livet-et-Gavet, de Saint-Jean-de-Maurienne et de l'Argentière-La Bessée permet de saisir l'homogénéisation que vivent ces territoires aux économies traditionnelles lors de l'arrivée de l'aluminium, ainsi que la disjonction de parcours opérée avec le départ du groupe industriel. Il devient possible d'appréhender, au travers de leur histoire, les décisions récentes autant que les orientations actuelles des trois communes étudiées. Elles se tournent toutes aujourd'hui vers l'industrie touristique, "or blanc" des Alpes. En parallèle, elles tentent de maintenir l'industrie sur leur territoire. Chacune obtient un résultat différent en la matière, mais à chaque fois, ce résultat entre en résonance ou en tension avec les processus patrimoniaux relatifs à la période glorieuse de l'industrialisation. Ces différents rapports à la mémoire semblent s'articuler avec les particularismes de chacun des territoires: leur attractivité passée, leur caractère "pluri" ou "mono" industriel au cours du XXe siècle, le type de désindustrialisation vécue, lente ou nette, le maintient ou non de l'industrie aujourd'hui etc. Le départ de Péchiney semble finalement renvoyer à la naissance de systèmes sociaux différenciés, tous héritiers de l'histoire commune aux sociétés de l'aluminium autant que des spécificités physiques et historiques qui constituent chacun d'eux intrinsèquement.


[1]     DALMASSO (A.), Les logiques territoriales de l’industrie dans les Alpes, XIXe-XXe siècles : tentative de typologie. Dans DUMAS (J.-C.), LAMART (P.) et TISSOT (L.), Les territoires de l’industrie en Europe (1750-2000). Entreprises, régulations et trajectoires. Besançon: Presses Universitaires de Franche-Comté, 2007. p. 87-102.

[2]     F. Mendels considère au travers du terme de proto-industrie que l'économie d'ancien régime et ces activités ne sont pas dissociées de la révolution industrielle. Elle est pour lui "la première phase du processus global de modernisation".

[3]     Les informations sont encore à étoffer pour Saint-Jean-de-Maurienne.

[4]     VEYRET-VERNER (G.) Une agglomération industrielle : Saint-Michel-de-Maurienne. Dans La Revue de géographie alpine. 1944, Tome 32 N°1. p. 99-112.

[5]     GRANET-ABISSET (A.-M.), La route réinventée : les migrations des Queyrassins aux XIXe et XXe siècles. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1994. 281p.

[6]     FONTAINE (L.), L’argent du colporteur. Dans L’Alpe, n° 17. s.d., s.n.p.

[7]     DALMASSO (A.), Les logiques territoriales de l’industrie dans les Alpes, XIXe-XXe siècles : tentative de typologie. Dans DUMAS (J.-C.), LAMART (P.) et TISSOT (L.), Les territoires de l’industrie en Europe (1750-2000). Entreprises, régulations et trajectoires. Besançon: Presses Universitaires de Franche-Comté, 2007. p. 87-102.

[8]     VINDT (G.), Les hommes de l’aluminium, histoire sociale de Pechiney. Paris: Éditions de l’Atelier, 2006. 254p.

[9]     VINDT (G.), Les hommes de l’aluminium, histoire sociale de Pechiney. Paris: Éditions de l’Atelier, 2006. 254p.

[10]    MICHEL (J.) Le mouvement ouvrier chez les mineurs d'Europe occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne) : étude comparative des années 1880 à 1914. Doctorat d'Etat en Histoire contemporaine, Lyon 2. 1987. 2 758 p.

[11]    La structuration des sociétés Péchiney de Lievt-et-Gavet et de l'Argentière-La Bessée est détaillé dans un autre article à paraitre : "Le bâtit comme identité, entre mémoire et oubli: comparaison de deux anciennes sociétés usinières Péchiney."

[12]    J.P. Burdy cité dans LEBOUTTE (R.), Vie et mort des bassins industriels en Europe 1750-2000. Paris: L’Harmattan, 1997. 591p.

[13]    LEBOUTTE (R.), Vie et mort des bassins industriels en Europe 1750-2000. Paris: L’Harmattan, 1997. 591p.

[14]    Le caractère déclencheur du départ de l'aluminium dans un contexte d'essor ou de déclin des territoires est détaillé dans un autre article à paraitre : "La fin des territoires de l'aluminium"

[16]    COWBURN, (I.), Un siècle de métallurgie à l'Argentière-la-Bessée. 1907-2007. s.l.: fédération historique de Provence. 2008. s.n.p.

[17]    DOSSIER DE PRESSE D'EDF, Nouvel amenagement hydroelectrique Romanche-Gavet. s.l.: s.n., Mai 2013. 30p.